CHAPITRE IV
Ely aurait aimé savoir ce qui se passait dans le crâne d’Ylvain : elle n’était pas certaine que ce qu’elle imaginait fût complet ou simplement approchant. Il naviguait trop au radar dans une situation inconnue pour que ce fût seulement bénin. À moins, ce qui était fort probable, qu’il ne parvînt toujours pas à admettre les dangers de cette nouvelle réalité. En tout cas, il ne manifestait aucune appréhension ; il déambulait sur l’interminable avenue comme des milliers de badauds, le regard vagabond.
Ely ne détestait par vraiment Kalam ; elle ne comprenait pas que les Stilliens en eussent fait leur capitale planétaire. C’était la seule ville qu’on aurait pu retrouver sur n’importe quel monde ; elle n’avait aucune personnalité et pas la moindre identité stillienne. Peut-être était-elle cette fameuse transition qui permet au visiteur de ne pas se sentir perdu dans un univers étranger ? Peut-être l’astroport était-il le sceau indispensable à la cohésion homéocrate, la marque d’un maître qui ne tenait pas à se faire oublier ? Ylvain disait que, sans Kalam, tout Still ressemblerait à une colonie-satellite. Il avait probablement raison, mais cette voie, qui reliait l’astroport au centre-ville, était moche.
Il marchait à sa hauteur ou, plus exactement, elle faisait tout pour se maintenir à son niveau, sur sa gauche, à sept ou huit mètres ; Lovak faisait de même à sa droite. Dans sa foulée, à quelques pas, se trouvait La Naïa et, derrière, Ovë et Sade. Amadou et Lar avaient le rôle le plus difficile : précéder le kineïre sans le distancer et, surtout, repérer d’éventuels agresseurs. Dans la foule, ailleurs, partout, installés bien avant qu’ils empruntassent l’avenue, des dizaines de Bohèmes surveillaient leur passage ; ceux à qui Lovak était sûr de pouvoir se fier. À priori, il y avait peu de risques, mais Ely les considérait comme des risques inutiles.
C’était une idée d’Ylvain, bien sûr.
« Ils nous cherchent ? avait-il dit. Très bien. Puisque de toute façon ils sauront où nous trouver d’ici quelques jours, autant leur donner l’occasion de nous révéler leurs projets. »
Seule Ely avait tenté de s’opposer à cette ineptie. La Naïa n’avait rien dit, les autres avaient été émoustillés par ce qui ressemblait si bien à un jeu bohème, et la jeune fille n’avait eu qu’à s’incliner, en exigeant des précautions qui n’avaient fait qu’attiser l’excitation de ses amis. Elle avait deviné les motivations d’Ylvain : il tentait de conserver son rôle d’organisateur jusque dans la gestion des « problèmes », parce qu’il avait peur de sa violence à elle. Qu’il était naïf !
Elle ne croyait pas qu’un agent éthique tentât de profiter d’une occasion à Kalam, la Commission n’ayant qu’à attendre le plénum. Elle ne croyait pas davantage qu’une centaine de Bohèmes pussent s’opposer efficacement à l’action d’un ou deux professionnels de la C.E. au milieu d’une foule. Elle n’éprouvait donc aucune crainte, seulement elle veillait à sa manière ; c’était une façon de tester ses capacités à assurer la sécurité au plénum.
Dans la terminologie d’Ylvain, cela se nommait ! un mode d’inhibition réactive ; elle préférait l’appeler une « astreinte de Pavlov ». De toute manière, cela avait nécessité beaucoup de travail. En fait, elle projetait à la ronde un faisceau de contrainte ! ciblé sur des critères subjectifs. Toutes les personnes avoisinantes y étaient soumises, et les cerveaux incluant l’un desdits critères y obéissaient. Les critères étaient : un lien quelconque avec la Commission Éthique et un rôle ou une mission relatifs à Ylvain avec l’intention de nuire – ceci élargi à la Bohème et elle-même. La contrainte était l’auto-dénonciation et l’abandon de toute action.
Ely avait testé le principe sur ses amis, pour des critères aussi bénins que l’appartenance à la Bohème ou l’intention d’aller dormir et des contraintes aussi vénielles que demander l’heure ou subir une bouffée de pulsions sexuelles. Cela fonctionnait à en pleurer de rire.
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L’avenue se terminait sur la plus importante place de la cité, vingt hectares de pelouses et d’allées boisées au cœur desquels trônaient les vestiges de l’Explorer AT-52, le premier astronef à avoir abordé Still, des siècles plus tôt. Dès qu’ils en furent suffisamment près pour distinguer les mouvements de foule, Ely eut l’intuition d’une rupture dans la quiétude de cette nonchalante après-midi. Avant de comprendre ce qui avait motivé son impression, elle avait projeté son piège inhibiteur vers la place, sur toute la place. Il resta sans effet, mais elle distingua plus clairement les raisons de sa prudence : un groupe d’urbés chahutait les passants s’aventurant sur l’allée qu’il occupait.
Les urbés ! Lovak lui avait raconté qu’ils avaient jadis fait partie du mouvement bohème, avant de s’en exclure avec pertes et fracas pour semer la terreur dans la capitale. C’était un phénomène typiquement kalamite, né d’un malaise citadin, qui s’exprimait généralement la nuit par le vandalisme et la plus gratuite des violences. En temps normal, Ely ne s’en serait pas souciée, mais elle pressentait que ce moment était exceptionnel.
Amadou et Lar s’étant engagés sur une autre sente, Ylvain les suivit. Elle échangea un regard avec La Naïa ; elles avaient eu les mêmes pensées, elles partageaient le même soulagement. Elles n’eurent pas le temps d’en profiter.
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Sur leur droite, bousculé par une poignée d’urbés, un couple paniqua et se mit à courir, coupant une pelouse pour rejoindre l’allée qu’ils empruntaient. Instantanément, une dizaine d’urbés se lancèrent derrière leurs victimes : ils ne pouvaient laisser passer une occasion de terrifier des promeneurs.
« Merde ! » jura Ely pour elle-même. Elle était certaine qu’Ylvain s’interposerait : lui ne pouvait manquer une occasion d’étaler sa très raisonnable non-violence.
L’homme tirant la femme par le bras, ils passèrent à quelques mètres devant Amadou ; les urbés suivirent, entre Amadou et Ylvain, qui ne broncha pas. Mieux : il sourit, comme si la scène l’amusait. « Tu me surprends, bonhomme ! » pensa Ely. Mais tout de même – ce devait être plus fort que lui – il s’arrêta et se tourna vers les coureurs. Ely, La Naïa et Lovak, tendus, virent le moment où il allait reprendre sa marche, seulement la femme trébucha et entraîna son compagnon dans sa chute.
« Re-merde ! » ragea Ely. Tandis que les urbés fondaient sur leurs proies, Ylvain quittait le sentier pour aller vers eux, le front barré de deux rides qu’elle connaissait bien : l’inquiétude. Comme elle, maintenant, il savait que le jeu risquait de mal tourner. Le couple était trop affolé, l’agressivité naturelle des urbés s’exciterait d’une telle aubaine.
Déjà, un des jeunes à la carrure impressionnante empêchait l’homme de se relever en lui donnant de petites tapes, pas méchantes mais assez appuyées pour le déséquilibrer. Les autres se faisaient passer la femme, de mains en mains, pour l’embrasser à pleine bouche, et elle hurlait en se débattant vainement. Ylvain entra tout naturellement dans cette ronde, attrapa le bras de celui qui venait d’hériter de la malheureuse et le tira.
— Tu me la prêtes ? demanda-t-il.
L’autre devait bien mesurer vingt centimètres et peser trente kilos de plus que lui. Il éclata d’un rire très gras en lui balançant sa victime dans les bras.
— Merci, dit Ylvain.
Doucement, il assura la femme sur ses jambes, déposa un baiser sur son front et la poussa en direction de La Naïa, qui la plaça sous son aile protectrice.
— Eh ! qu’est-ce tu fouts ? s’indigna l’urbé.
Ylvain lui tourna le dos pour bloquer le poignet du géant au moment où il allait abattre une énième claque sur le front de l’homme à terre.
— Laisse-le, conseilla-t-il. Il ne vaut pas le coup.
Le colosse en fut tellement médusé que, lâchant sa proie, il dévisagea ce microbe qui osait le perturber.
Lovak s’était approché de La Naïa, Ovë et Sade n’étaient pas loin, Amadou, Lar et Ely contournaient discrètement le groupe. De nombreux promeneurs s’étaient également arrêtés. Les autres urbés – plus d’une trentaine –, commençaient à s’intéresser à l’aventure ; ils décidèrent d’un bloc de rallier leurs camarades. Ely détailla, visage à visage, la foule de plus en plus nombreuse qui les entourait ; il y avait un fort pourcentage de Bohèmes. À tout hasard, elle projeta une fois encore son piège ; une fois encore il resta sans écho. La situation était explosive, mais au moins, la C.E. n’en profiterait pas.
Très calmement, Ylvain aida l’homme à se relever et l’engagea à rejoindre sa compagne. Quand, au passage, un urbé essaya de l’intercepter, il se contenta d’un :
— Laisse tomber, il ne sait pas jouer.
Et, sans savoir pourquoi, l’autre s’écarta. De toute façon, l’homme, comme la femme et La Naïa, étaient maintenant encadrés des urbés qui arrivaient. L’un d’entre eux se détacha du groupe pour marcher sur Ylvain.
— J’te connais, toi ! l’apostropha-t-il. T’es le kineux de Nashoo ?
— Ylvain, confirma son interlocuteur, très détendu.
— J’t’ai vu, y a trois ans, dans un bouge d’ici. Tu projetais des p’tites çonneries.
— Je me souviens de toi, aussi.
— Oh ? Sans blague ?
— Tu terrorisais des petits vieux et des gamins de quinze ans.
Les traits de l’urbé se tendirent d’un coup, puis il éclata de rire.
— T’es pas bien gros, mais t’as une grande gueule, hein ? postillonna-t-il. Dommage que tu sois maqué avec les Bohèmes, j’aimerais bien avoir un fêlé dans ton genre. Tu veux pas rester à Kalam ?
Les yeux d’Ylvain s’étaient plissés.
— Trop dangereux pour moi, répondit-il. Qui t’a dit que j’étais avec les Bohèmes ?
L’urbé haussa les épaules.
— Tout le monde le sait, mon pote. C’est dans l’air, quoi !
Imperceptiblement, l’atmosphère s’était décontractée. Ylvain manœuvrait de main de maître et l’autre semblait plutôt bien disposé. Pourtant, Ely le sentait mal, comme s’il s’amusait, comme s’il gardait le meilleur pour la fin.
— Bon, je vais te laisser, abrégea le kineïre.
— C’est ça, mec… À la revoyure !
— À la revoyure, salua Ylvain en se dirigeant vers La Naïa.
L’urbé attendit le dernier moment.
— Tu nous dois une rigolade, kineux !
Ylvain s’arrêta, le dos raide, et Ely le vit fermer les yeux.
— Une rigolade, ouais, fit-il sans se retourner. Venez à Nashoo un de ces quatre.
— J’aime pas m’éloigner de l’astroport… C’est pas une bonne idée. T’as pas autre chose ?
Ylvain rouvrit les yeux et se retourna, le visage illuminé d’un sourire presque extatique. Le jeu n’était pas fini ? Il était prêt à le reprendre.
— Pas sous la main, non. Et toi ?
— J’sais pas… Tu pourrais nous rendre l’autre pédé et sa pouffiasse ?
Ylvain secoua négativement la tête, son sourire s’élargit.
— C’est ta copine ? interrogea l’urbé en désignant La Naïa.
Sans attendre la réponse, il s’avança jusqu’à la jeune femme, arrachant un murmure de satisfaction à ses amis.
— Pousse-toi, souffla La Naïa à Ylvain.
Elle n’avait ni sa patience, ni l’intention d’en rester là.
Toujours, Ely surveillait le visage de son compagnon. Il blêmissait, comprenant enfin ce que son attitude devait obligatoirement déclencher. Lovak et Ovë s’écartèrent sur la droite pour empêcher que d’autres urbés approchassent La Naïa, Sade se plaça juste derrière elle, immense, les bras croisés sur la poitrine au-dessus de la tête de son amie. Ely jeta un œil à Lar et Amadou ; ils étaient très près des jeunes qui avaient agressé le couple, les poignards déjà en main pendant au bout de leur bras, le long de leur cuisse. C’était incroyable : aucun de urbés ne paraissait avoir conscience de la foule autour d’eux, ni des Bohèmes qui se positionnaient pour intervenir… Ils avaient trop l’habitude de provoquer la peur.
Un instant, celui qui semblait être le leader toisa Sade, l’air mauvais, puis il tenta d’attraper La Naïa aux épaules. Elle se jeta sur lui, l’empoigna par le col, lui éclata le nez d’un violent coup de tête et se dégagea avant qu’il n’esquissât le moindre geste. Sade n’eut qu’à empoigner les avant-bras du type, le retourner et le bloquer d’une clef au cou, l’étouffant plus qu’à moitié. Tous les urbés étaient ébahis.
Ils n’eurent pas même le temps de décider de la conduite à tenir. En une seconde, ils se retrouvèrent menacés par une centaine de lames : les Bohèmes s’étaient jetés sur eux d’un seul élan, comme s’ils étaient la menace éthique contre laquelle ils étaient censés veiller.
De mémoire d’urbé, jamais on n’avait vu une telle déconfiture. Ely l’accrut d’une petite projection vicieuse, leur instillant le plus profond respect pour les Bohèmes – un respect quasi craintif.
Sur un geste de Lovak, et dans un silence total, ses camarades rengainèrent leurs poignards et tournèrent le dos aux vaincus déconfits pour reprendre la promenade derrière Ylvain, déjà sur l’allée, avec ? juste Ely à ses côtés. Il disait :
— C’est exactement le genre de démonstration ! qui me ferait haïr l’humanité entière, si je n’étais pas aussi sentimental.
— Eh bien moi, cela me rassure sur notre capacité à te protéger !
— De quoi, Ely ? De la violence bohème ?
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Ylvain ne décrocha pas un mot du restant de la journée, jusqu’au moment où, mal installés dans le foyer estudiantin d’une banlieue kalamite, après un repas morose et insipide, Ely décida de crever l’abcès.
— C’est toi qui nous as foutus dans cette merde, mon grand, tu pourrais peut-être arrêter de faire la gueule !
Il la regarda vraiment comme s’il tombait des nues, ouvrit la bouche, la referma pour réfléchir quelques secondes puis se décida à répondre.
— Ah non, Ely ! Ce n’est pas moi qui me balade avec un couteau dans la poche ! Ce n’est pas moi qui défonce des nez ! Ce n’est pas moi qui dirige une brigade de Bohèmes !
— Mais c’est toi qui te serais fait casser la gueule en jouant les saint-bernard.
Le rire d’Ylvain était aussi désespéré qu’accusateur.
— J’ai toujours joué les saint-bernard, comme tu dis, et jamais personne n’a levé la main sur moi… alors que j’ai provoqué bien plus dangereux qu’une bande d’urbés !
Ely savait qu’il n’exagérait pas. Il avait ce talent absurde de réduire la bestialité en la regardant dans les yeux. Seulement avec la Commission Éthique sur les reins, elle ne pouvait pas se contenter de ce genre d’argument.
— Alors, c’est La Naïa qui…
— Pff ! La Naïa était quitte avec une pelle ! coupa-t-il. Ce gros porc voulait juste sauver la face devant ses sbires, un baiser lui aurait largement suffi.
Il était vraiment sûr de son fait, et Ely commençait à se sentir de la plus mauvaise foi. La Naïa lui vint en aide.
— C’était à moi d’en décider, laissa-t-elle tomber, presque à voix basse. Tu fais ce que tu veux avec ta non-violence, Ylvain… et c’est sûrement très bien qu’il y ait des mecs comme toi. Mais personne ne m’embrasse sans que j’en ai le désir.
Tout de suite, Ylvain se mit à rougir. Puis il explosa :
— Merde ! Qu’est-ce que c’est qu’un baiser ? Tu ne vas pas tabasser tous ceux qui…
— Qui quoi ? Avant de poursuivre, tu devrais réfléchir un peu. (La voix de La Naïa était d’une douceur trompeuse : quelqu’un d’autre qu’Ylvain aurait pris une claque inoubliable.) J’aime bien profiter de mon corps, mais un queutard n’a pas besoin que je mouille pour se soulager les gonades… Privilège du sexe, si tu veux. Je ne connais pas un boniment qui ferait débander un violeur… Tu en sortirais probablement un de ton chapeau au moment opportun, seulement pour en vérifier l’efficacité, il faudrait que le gros porc soit homo. Note bien, si l’occasion s’en présente et si tu me le demandes, je te laisserai discuter avec la bande d’apollons qui voudrait te dérouiller les miches.
Amadou et Ely eurent un petit rire qui acheva d’empourprer le visage défait d’Ylvain. La Naïa continuait :
— Maintenant, bien sûr, ce serait dommage de circonscrire le problème à ces extrêmes : à part les malades sexuels, il existe un échantillonnage magnifique de fumiers en tout genre avec lesquels je suis incapable de discuter. Ce en quoi je suis pareille à une écrasante majorité de quidams… Mais moi, j’ai développé un autre type de talent…
(elle embrassa la pièce d’un geste large) comme Lo, comme Ely, comme Sade, comme la plupart des Bohèmes… Nous sommes une cible facile. Personne n’a jamais levé la main sur toi ? En ce qui me concerne, personne n’a essayé deux fois. Ceci dit, revenons à nos préoccupations : tu sais pertinemment dans quoi tu nous as engagés, et aucun de nous ne te lâchera, ni ne te le reprochera, seulement un de ces quatre, nous allons nous retrouver devant des professionnels ; je m’en tirerai à ma façon… et toi ? Que leur raconteras-tu ? Réussiras-tu à te faire entendre ?
Cette fois, Ylvain avait vraiment honte. La Naïa avait bouclé le cercle vicieux et, même s’il continuerait jusqu’au bout à refuser l’issue qu’elle lui proposait, il se savait incapable d’en trouver une autre.
— J’essaierai, répondit-il pitoyablement.
Mais même lui n’y croyait pas.
— C’est bien, conclut La Naïa. C’est aussi pour ça qu’on t’aime.